Autonomie (14) se défaire du conditionnement

C’était un samedi après-midi de printemps, je devais avoir à peine dix ans et je regardais un reportage sur les éléphants d’Afrique. Je découvrais le sort tragique de ces animaux chassés pour leur ivoire. Dans certains pays, les braconniers  encouraient la peine de mort si ils tuaient des éléphants. Ces dispositions étaient présentées comme une formidable avancée dans la lutte contre ce fléau. Et tout content que les éléphants soient désormais protégés ; je m’en allais dans le jardin rapporter la bonne nouvelle à mon père. “Papa, sais-tu que maintenant, en Afrique, les chasseurs d’éléphants vont être tués ?”.

Le jardinier posa sa bêche, me regarda et me demanda “Et tu trouves ça normal de tuer des hommes ?” Je me souviens être retourné dans la maison bredouille, abasourdi. Lorsque je passa le seuil du garage, je pensais à ces hommes à qui les journalistes avaient ôté toute humanité. En quelques clichés où l’on pouvait deviner la souffrance des animaux, le cinéaste avait fait passé un message, il avait extrait de la réalité un élément. Toute la chaîne complexe des interactions avait été brisée. Je pensais à la façon dont ma sensibilité avait été manipulée. Mon père continuait son travail dans le potager et devait gronder intérieurement contre cette télé qui distille des messages tronqués et des valeurs outrageuses. Par dessus le marché, elle nous coûte la redevance ! Je compris plus tard, que cet épisode s’inscrivait dans un contexte politique – avec l’élection de Mitterrand et l’abolition de la peine de mort. La télévision cherchait à justifier auprès du public le bien fondé de la peine capitale.

Petit à petit, j’ai constaté à quel point la réalité des faits n’avait que peu d’importance dans la narration médiatique. La fascination devant le petit écran – même si à l’époque l’image était en noir et blanc – permettait de faire passer n’importe quel message et retourner n’importe quel opinion ! Et dire que c’est à partir de ces informations que nous construisons nos raisonnements ! Je me souviens d’une autre anecdote frappante. J’avais remporté à la kermesse de l’école un réveil radio. Ainsi, je m’endormais en écoutant des reportages ou de la musique. Un fait divers me marqua profondément. Le journaliste interviewait une femme dont le petit fils avait été mordu à mort par son chien. La grand-mère tenu à peu près ce discourt : “c’est un chien gentil, qui ne mord pas !”. J’étais choqué par ces propos déconnectés . Comment la mort de son petit fils ne l’avait que si peu affecté ? Comment n’avait-elle pas pris conscience de la dangerosité de son animal ? Cela me répugnait profondément. Aujourd’hui, quand je repense à cet événement, j’ai un regard différent. Je n’exclus pas que le journaliste ait voulu mettre en exergue la cruauté de cette paysanne. Peut-être a-t-il extrait une phrase malheureuse de la vieille dame pour nous montrer à quel point ces gueux sont insensibles et susciter un haut-le cœur de l’auditeur ? Cette pauvre femme ne sait probablement pas que le comportement d’un chien domestiqué est imprévisible : ne serait-ce que par son alimentation dénaturée pouvant contenir des substances excitantes ?
Aujourd’hui, nous sommes en plein dans cette manipulation omniprésente. Les médias, la société constitue une force de groupe dont-il est difficile de s’affranchir : la plupart des sujets accaparés par les médias sont tabous. On constate d’ailleurs une “saisonnalité” des thèmes : aujourd’hui le trou dans la couche d’ozone, le 11 septembre sont devenus sans enjeux et sont périmés. Mais essayez d’évoquer le confinement, les gilets jaunes en toute liberté de penser ? Impossible : la peur a envahi les esprits et l’on ne peut plus parler de manière dépassionnée. I M P O S S I B L E  ! Quel triste constat : tout le monde croit avoir un point de vue original et personnel, mais nous sommes simplement emprisonnés dans la caverne de Platon à prendre les ombres qui déambules pour la réalité. J’ai fait un rêve effrayant quelques jours avant le confinement : des adolescents imitaient des adultes et étaient en train de mimer des journalistes sur un plateau de BFM, de enfants assis docilement sur une surface qui ressemblait à de la glace. Le sol reflétait le spectacle de ce JT, et les enfants amassés par centaines étaient médusés par ces images éblouissantes de lumière.

Ce conditionnement enraciné depuis le plus jeune âge devient consubstantiel à notre nature humaine. Le spectacle de la marchandise a dévoré toutes les strates de nos existences. C’est ainsi que manipulés, nous sommes incapables de vivre pleinement. En ces temps bien sombres, il n’est pas interdit d’espérer un sursaut, une étincelle ! En regardant ce printemps jaillir et l’immensité de l’infini ; je me dis que l’on peut dire non à ce conditionnement, à ce confinement dans la peur.

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Commentaires

3 réponses à “Autonomie (14) se défaire du conditionnement”

  1. Avatar de Thierry BOCCARD
    Thierry BOCCARD

    Observer – Réfléchir – Expérimenter – Observer – Se faire sa propre opinion (réfléchir) – ……..

    Comme avec la nature

    1. Avatar de Benoit Vandangeon
      Benoit Vandangeon

      Oui 🙂 Maintenant l’expérience de Ash ou celle de Milgram nous montre que même l’observation est perturbée par le conformisme ou l’autorité. Par exemple, dans mon blog je répète souvent que le cherimoya acquière sa résistance au froid avec l’âge. Or, je constate dans mon jardin le contraire !
      A force de lire partout que les jeunes pousses de cherimoya ne résistent pas au gel ; je ne crois même plus ce que j’observe : des jeunes plantules résister à -6°C par exemple… Un mensonge répété plein de fois se transforme en vérité ? Et il est très pénible de corriger une information devenue “vérité” ?
      D’autre part, il y a parfois des biais de lecture. Si je demande à trois personnes la température sur un thermomètre analogique je risque d’avoir 3 réponses différentes, tandis qu’un appareil numérique sera sans équivoque ?

    2. Avatar de Peter
      Peter

      Exactement! c’est la méthode scientifique

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